« La Poterie où vous vous trouvez, ancienne usine de terres vernissées devenue « Madoura » lorsque Suzanne Ramié s'y installe en 1938, est le lieu par excellence d'un processus aboutissant à l'émergence d'artefacts, objets - essentiellement des contenants - utilitaires dans un premier temps puis décoratifs et enfin artistiques avec l'arrivée de Pablo Picasso et de bien d'autres artistes dans l'après-guerre.
Nous avons souhaité réfléchir à cette notion de processus et, pour ce faire, avons invité Frédérique Nalbandian (artiste vivant et travaillant à Menton et à Nice), à mettre en place une de ses installations évolutives.
Frédérique Nalbandian utilise ici des volumes en savon obtenus par coulage à la savonnerie du Fer à cheval à Marseille. Ces volumes reprennent ceux des seaux qu'elle utilise de manière constante : des seaux pour remplir, vider, verser le savon ou le plâtre, couler des épreuves, tremper des éléments. Des seaux identiques à ceux que l'on trouve dans tout atelier de poterie. Les gestes et les usages sont les mêmes. D'autres éléments composent l'installation comme le bois et l'eau. Le bois est omniprésent dans une poterie : mobilier (table, tréteaux, tour à pied, étagères) dans l'atelier, combustible pour les fours et élément de l'architecture elle-même. Ici, nous retrouvons les tréteaux démultipliés associés à des tasseaux. L'eau, elle, est essentielle à toute activité céramique comme le feu et l'on imagine aisément pourquoi : pour la préparation des terres, des engobes et des émaux mais aussi pour le tournage. Dans cette installation de Frédérique Nalbandian, c'est elle qui érode, modifie, transforme les volumes en savon, pendant toute la durée de l'exposition. Elle est l'élément moteur du processus à l'ouvre. C'est elle qui provoque la dissolution, l'effacement, voire la disparition à long terme de certaines pièces.
Les métamorphoses s'enchaînent progressivement pendant tout le temps de la monstration et au-delà puisque qu'elles se succèdent aussi d'une exposition à une autre. Dans les installations évolutives, il arrive que certaines formes faisant partie du dispositif soient recyclées au sein d'installations ou pièces nouvelles. C'est le cas à Madoura avec des seaux en verre qui proviennent de la grande installation in situ à la chapelle Sainte-Barbe de Bruay-la-Buissière dans le Nord-Pas-de-Calais en 2011. Nous y retrouvons les traces, les dépôts secs d'eaux savonneuses laissés par les premiers remplissages ayant eu lieu là-bas. Quant aux moulages en savon, ils résultent d'installations précédentes comme les moulages aux teintes grises issus aussi de cette grande installation de la chapelle Sainte-Barbe (le savon a été mélangé à de la poudre de charbon en variant les dosages).
Il est intéressant de noter que l'on retrouve là une similitude avec la démarche de Pablo Picasso à Vallauris qui intégra à ses sculptures des éléments de récupération comme, entre autres, des pignates et des poêlons en terre vernissée ou décorant aux engobes noir et blanc, dans un clin d'oil passionné à la céramique grecque, des éléments de céramique cassés leur donnant des allures d'artefacts archéologiques.
Dans l'installation évolutive proposée par Frédérique Nalbandian à Madoura, les seaux en verre ont été soufflés et moulés par le Musée de Sars-Poterie. Ils servent à recueillir les eaux savonneuses.
L'artiste aime à rappeler que la notion de construction est fragile et forcément relative à un contexte. Démonstration en est faite.
L'eau de cette installation évolutive est recueillie dans des seaux en verre en équilibre sur des tasseaux de bois placés sur des tréteaux. L'eau savonneuse se dépose en décantations aléatoires et abstraites, qu'un phénomène second, celui de l'évaporation, se charge de fixer. C'est là, un ensemble de phénomènes conçu comme actif et organisé dans le temps. Tout processus est lié à la notion de temps. Ici, l'eau devient temps, le temps devient médium de l'installation. L'écoulement au goutte à goutte, par le rythme qu'il génère, inscrit l'installation évolutive dans une temporalité qui est celle de l'irréversible matérialisé par la destruction des premières formes. Le résultat de cette transformation absurde est une nouvelle forme en savon toujours différente de la précédente.
Le savon est réputé instable mais il est, plus encore, aux yeux de l'artiste, le matériau par excellence des variations et des états transitoires car, étonnamment, il n'est pas si éphémère que cela puisqu'il se conserve parfaitement et peut même être très solide. Nous voyons là que l'absurde, la tautologie et la dérision sont très présents dans la démarche de Frédérique Nalbandian et sont souvent le moteur d'idées permettant l'émergence de nouvelles propositions. L'ouvre présentée devient le lieu symbolique d'une alchimie où dissolution, fusion, évaporation, précipitation et, enfin, concrétion finissent par former un environnement, une sorte de laboratoire où l'aléatoire est source d'un questionnement finalement très aristotélicien engendré par une immersion au cour du processus créatif.
Pour Frédérique Nalbandian, le savon est le matériau des métamorphoses par sa sensibilité à l'action des éléments et du temps mais il serait hasardeux et peut-être un peu limité de réduire son travail à la seule surface des choses.
Son modus operandi crée une nouvelle forme narrative qui unifie l'ensemble de ses recherches et propositions précédentes qui sont autant de récits singuliers du fait de contextes toujours variés. Le point commun à ces récits est la métamorphose. La forme narrative utilisée relève d'une poésie qui est celle de l'absurde où ce principe de la métamorphose agit comme élément descriptif permettant à son écriture de prendre, au-delà de son caractère singulier, personnel et donc individuel, une forme plus universelle. Ainsi, Frédérique Nalbandian, telle une « Ovide » des temps contemporains, participe à réenchanter notre monde. »
Yves Peltier